Lettre à ma fille

Aimer quelqu’un d’un amour infini, sans même l’avoir rencontré, ni la connaître.

Cela paraît impossible, pourtant je l’ai vécu par deux fois. 

La première fois, j’avais vingt-huit ans, je m’en souviens comme si c’était hier.

Nous l’avions désiré, attendu depuis des mois. Je m’y étais préparé, me réjouissais. J’avais imaginé ce que mon existence allait être, fait des plans, rangé ma vie. 

Il fallait que tout soit prêt. Serai-je à la hauteur ?  

Bien sûr, les gens de mon entourage m’en avaient beaucoup parlé, évoquant tour à tour leur expérience personnelle. Je les avais écoutés.

Pendant de longs mois, j’attendais ce jour avec un mélange d’espoir et d’appréhension. On m’avait raconté une expérience, un évènement qui change la vie. 

Quand on m’en parlait, je comprenais que l’événement était bouleversant ; j’étais pourtant loin de me douter à quel point.

I

J’étais seul, dans cette pièce impersonnelle, aux murs blancs, une fenêtre unique. J’entendais des bruits, des cris, venant des pièces avoisinantes. J’étais fatigué d’une nuit blanche. 

Assis sur le bord d’un fauteuil, regardant la nuit noire par la fenêtre, j’attendais. 

C’était maintenant. C’était le moment. Plus jeune, je ne pensais pas que je puisse vivre ceci. Mais aujourd’hui c’était le jour, mon jour, notre jour.

Alors que mes yeux essayaient de trouver des étoiles à travers la vitre, je me remémorais les heures qui venaient de s’écouler.

II

Quatorze heures plus tôt, nous étions samedi après-midi. Nous avions pris notre petite voiture bleue, avions roulé jusqu’en France, pour nous rendre dans un magasin de décoration et de bricolage pour y faire quelques emplettes. 

La chambre était prête. Nous voulions qu’elle soit simplement parfaite.  Certains diront, plus tard, qu’il était imprudent de s’aventurer si loin de chez soi quand une échéance si importante approche. 

On ne peut pas prévoir l’imprévisible, et les heures qui suivirent me montrèrent que nous n’avions aucune raison de nous inquiéter. 

Il était aux alentours de quinze heures et j’avais garé notre auto sur le parking du magasin thionvillois. Je coupai le moteur, pris machinalement mon sac sur la banquette arrière, ouvris la portière et sortis. 

Ma femme, Véronique, fit de même, beaucoup plus difficilement. Je fis le tour de la voiture pour l’aider un peu ; les mouvements qui sont d’ordinaire anodins lui étaient difficiles ces derniers mois. 

Constatant qu’elle était sortie, souriante, je me réjouissais intérieurement. Je n’avais plus qu’à prendre un sac dans le coffre pour aller faire nos achats. 

J’allais tourner la clé dans la serrure du coffre quand je l’entendis appeler mon nom avec un ton qui ne me rassura pas. 

En la regardant, je fus frappé par son expression sur son visage : la surprise, la stupeur. Je restai un instant interdit, puis demandais les raisons de son effroi. 

Son regard s’inclina sur le bas et je le suivi. Les indices au sol étaient sans équivoque : nous y étions, au jour zéro de notre nouvelle vie.

III

J’avais idéalisé ce moment différemment, comme dans un film américain : pneus qui crissent, klaxons et appels de phares. J’avais tort et la raison pris le dessus. 

Nous sommes retournés en voiture, prenant la direction de l’hôpital, dans notre pays, la Belgique. 

Une heure de route s’annonçait. Le bitume défilait sous les roues, ma vie passée et future défilait devant mes yeux. Les mains sur le volant, je prenais conscience qu’il y avait dans ce petit habitacle tout ce qu’un homme de mon âge pouvait désirer, tout le bonheur du monde était là, dans cette voiture. 

L’horloge tournait. Véronique avait appelé une personne de confiance, sage-femme, pour demander conseil. 

Mes idées se mélangeaient : les affaires pour le séjour, prévoir quatre à cinq jours, est-ce que tout allait rentrer dans la voiture ? Est-ce que j’avais assez d’essence pour y arriver ? Dans quel ordre ? Et Noé, comment le prévenir ? 

Une frontière, deux frontières, nous étions chez nous. La sage-femme nous avait dit que nous avions du temps, les contractions se rapprochaient pourtant.

Conscient du moment, j’hésitais entre stress et réconfort, anxiété et apaisement.

Passer par la maison, récupérer les affaires, visiter la sage-femme, reprendre la route vers la clinique. Il était aux alentours de 21 heures quand nous arrivâmes à la clinique.

Prise en charge rapidement, les étapes se succédèrent.

Véronique était une combattante et j’admirais son courage. J’aurais voulu avoir mal à sa place, j’aurai voulu tout faciliter, mais je me devais de constater que, quand la vie doit apparaître au monde, les hommes sont, au mieux, un soutien, les femmes elles, des héroïnes.

IV

Les murs blancs, la fenêtre, le ciel noir, des étoiles. Ça faisait peut-être une heure que j’étais dans cette pièce, seul. Ma femme avait été transportée en salle d’opération dont l’accès ne m’avait pas été accordé.

J’avais regardé ma montre, cinq heures du matin allait approcher. 

J’étais petit, tout petit, sur le bord de mon fauteuil à regarder les étoiles. 

Je l’avais espéré depuis des années, m’étais préparé toutes les minutes de ma vie d’adulte. Pourtant, je n’étais pas prêt – peut-on l’être ? –  et j’avais peur. 

J’ai toujours été athée, mais cette fois, comme pour mon grand-père des mois avant, je m’étais pris à espérer que s’il y avait un dieu, je pourrais compter sur lui. 

Du mieux que je pus, j’essayai de lui envoyer mes prières, au cas où il existât et fût disposé à m’entendre.

Nous étions dimanche, cinq heure dix. 

L’hôpital avait bonne réputation, je n’avais aucune inquiétude quant à la santé de ma femme. 

Le silence. 

Les allers et venus dans le couloir. 

Mon regard perdu. 

Mes pensées errantes.

V

Il y eu de petits bruits derrière la porte. Pas des bruits de quelqu’un qui passe. Pas des bruits de quelqu’un qui court. Quelques sons de pas feutrés, une poignée qui tourne, la porte qui s’ouvre. 

Habillée d’une tenue typique du milieu hospitalier, pantalon et haut vert pâle, sandales aux pieds et petite montre accrochée à la poche pectorale, les cheveux longs, blonds, une jeune infirmière entra.

Aux aguets et submergé par mes pensées, assis sur le bord du fauteuil, je n’écoutais pas, à peine pouvais-je entendre des mots. 

« Monsieur Debras ? » 

Je me lève, inquiet, bouche est ouverte, sans pouvoir lui répondre. 

J’essayai de répondre mais ne parviens pas à faire sortir le moindre son de ma bouche. Elle se tient devant moi, fine et droite, avec un grand sourire, un petit paquet dans les bras. 

Un paquet. Un tout petit paquet qui fait de petit son. Je voudrais dire quelque chose, j’essaye alors que de l’eau coule de mes yeux, mais aucun mot ne sort. 

« Félicitations, vous êtes papa d’une magnifique petite fille »

Je ne compris pas tout de suite. De qui parlait-on ? Qui était ce papa ? Mais c’était moi, c’est moi le papa.

Je suis papa, je suis un père.

J’ai eu beau m’y préparé depuis une éternité, je constatais que personne n’était prêt à recevoir un si grand bonheur en une seule fois, personne. Des larmes de joies coulaient sur mes joues.

« Voulez-vous vous allonger dans le fauteuil ?», me demanda-t-elle avec un grand sourire.

Je me suis souvenu des conseils reçus lors des réunions prénatales : faire du peau-à-peau. Manteau, pull-over et T-shirt volèrent. Allongé sur ce fauteuil d’hôpital, l’infirmière désemmaillota ma fille pour la poser à même mon torse et nous recouvrit de plusieurs couvertures.

Redoublant de larmes, je réussi à exprimer les premiers mots de ma nouvelle vie : « Merci »

L’infirmière sorti et il n’y eu plus que ma Sophie et moi dans la pièce. Allongée sur mon ventre, elle ne pleurait pas et s’efforçait de découvrir le monde, parcourant les entourages de ses yeux bleus, grand ouverts. 

La voir, la sentir sur moi était une sensation du bonheur que je n’avais jamais ressenti. Le sourire ne quittait pas mes lèvres.

Je voulais lui donner tout le réconfort qu’un bébé, aillant traversé l’épreuve de la naissance, méritait. Quand elle était dans le ventre de sa maman, sachant qu’elle pouvait entendre, nous lui faisions écouter des sons apaisants : bien sûr le son de la voix de sa maman, le son de la mienne mais aussi un peu de musique. Je commençai à chanter, du mieux que je pus.

« Une chanson douce
Que me chantait ma maman
En suçant mon pouce
J’écoutais en m’endormant
Cette chanson douce
Je veux la chanter pour toi
Car ta peau est douce
Comme la mousse des bois »

Une pensée simple et pure me vint à l’esprit, sans que je ne l’aie convoquée : 

« Tous les problèmes, les obstacles, les succès et les réjouissances ; toutes ces années d’existence, je ne les ai vécus que pour ce moment-là. »

La vie me montra que j’eu la chance de vivre ce moment une deuxième fois, avec Emile.

VI

Nous sommes le 19 février 2024. 

De petit bout d’être, tu es devenue jeune femme. 

Intelligente, passionnée, douée, mature, déterminée, aimante, ouverte d’esprit, réfléchie et, plus important que tout, douée d’empathie et de compassion.

C’est à moi de te remercier.

Le jeune homme que j’étais, il y a dix-huit ans, n’aurait jamais espéré avoir une fille aussi valeureuse que toi. 

On donne la vie aux enfants et aujourd’hui tu as 18 ans.

La valeur de l’existence est dans ce que l’on en fait. 

Je te vois grandir, faire des erreurs, les surmonter, apprendre, réussir tout en rendant ton entourage meilleur. 

Pour un père, il n’y a pas de plus grande fierté.

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